Crisis Mundial |
Organiser la perte du pouvoir
Marie-Jean Sauret
Ce texte a été pri de http://groups.yahoo.com/group/rede-de-foruns/message/2315
Devant le spectacle hallucinant de ce mardi 11 septembre, au moment d'essayer d'écrire, m'est revenu comme un leit motiv ce propos tenu par plusieurs contemporains de l'horreur nazie " Peut-on encore écrire après Auschwitz ? ". Oui, peut-on encore louvrir après ce New York ?
Lampleur du crime mais est-ce seulement dû à son ampleur ? lui confère demblée un caractère historique indélébile. Pour la première fois une agression terroriste dépasse par son efficacité, sa précision et ses conséquences meurtrières, politiques, économiques, ce quont réalisé de " mieux " dans le domaine les armées modernes les plus sophistiquées (cf. : Irak et Serbie).
Lattaque a durée quelques minutes ; les moyens de destructions sont des avions de transport civil appartenant au pays visé, le nombre des morts en deux impacts majeurs " ridiculise " les auteurs des récents génocide comme des guerres du golfe, dEurope centrale et autre Tchétchénie.
Certes, la Shoa trône, si jose dire, aux enfers des horreurs humaines. Mais cet attentat aveugle, non pas quant aux cibles stratégiques, mais quant aux populations touchées, suggère que le génocide pourrait viser cette fois lespèce humaine elle-même : qui pourrait trouver grâce auprès de lanonyme assassin décidé à miser jusquà sa vie dans cette uvre destructrice, cest-à-dire à faire servir sa propre mort à son objectif sanguinaire ?
Une chose est donc sûre : ces actions sont impossibles sans des hommes et des femmes des sujets décidés à miser ce quils sont de plus singulier, cest-à-dire jusquà leur mort, dans ce carnage. Quoi peut être assez fort pour mériter un tel sacrifice ?
Revue de presse sur France Culture ce matin : un journal libanais, après avoir condamné les responsables de cette tragédie et marqué sa solidarité avec les victimes, nen ajoutait pas moins que le Proche Orient faisait le dos rond en attendant la riposte. Et dinterroger, lucide : pourquoi cette riposte ne consisterait-elle pas à éradiquer les injustices au Liban (et aux alentours) et non pas à y rajouter les conséquences dune violence encore plus grande ? Cest cette remarque qui ma permis de me remettre à écrire et de tenter ainsi, aussi modestement soit-il, de contribuer à ce que tout lien social ne soit pas emporté dans la tourmente.
Lhorreur est directement lisible sur une image planétaire savamment orchestrée : limpact dun avion suivi quinze minutes après dun second, cette fois forcément sous lil des caméras mobilisées par le premier. La rapidité des média américains est prise à son propre piège, celui de linformation au service de la mondialisation. Les scénarios hollywoodiens des films " catastrophes " sont surpassés sur tous les plans. Le scoop est utilisé au service de laction terroriste pour en démultiplier les effets délétères au travers dun trauma psychologique voulu sans précédent sur les téléspectateurs du monde entier. Même les pensionnaires dun centre psychiatrique, jugés (à tord) habituellement indifférents " au monde entier " justement, en parlent ce matin, me confie une éducatrice !
Pourtant, cette médiatisation na pas le même effet partout. Certains média proche orientaux avaient peine à masquer leur compréhension devant les réactions de jubilation émanant de jeunes palestiniens dans les camps du sud Liban. Ce nest que limage de lhorreur qui est médiatisée, et pas lhorreur elle-même (ou alors, cest un autre type dhorreur). Le traumatisme psychologique est là pour que le spectateur sidentifie à la victime en oubliant la distance éventuelle qui len sépare. Mais celui qui souffre ailleurs actuellement, celui qui a connu Shabra et Shatila, celui qui ne trouve pas à se loger sur la terre palestinienne (sans parler dinnombrables autres types de souffrances) ? Les souffrances ne sadditionnent pas de lun à lautre, elles ne se partagent pas quoiquon en dise. Chacun est seul, meurtri dans sa propre chair, à travers celle dun proche, dun ami et même dun ennemi ! Voire avec son traumatisme psychologique. Le drame américain nefface pas le drame palestinien... ni aucun de ceux qui existent ici et là.
Nen déplaise à la logique de la vengeance : la riposte ne répare rien, nefface rien, ne dissuade personne. Elle répond au niveau du collectif, quand cest du rapport de chacun au monde dont il sagit. Que ce soit du côté de la détermination du terroriste, du côté de la solitude de la douleur, laccent est deux fois mis sur la singularité des sujets.
On se demande si cette catastrophe nest pas le retour dans le réel des effets dont est capable cette singularité, retour dans le réel précisément parce que le capitalisme ne veut rien en entendre. Je ne parle pas seulement de lindifférence de la politique américaine à la souffrance des peuples de Cuba ou dIrak, par exemple, mais aux caractéristiques plus générales du lien social contemporain dominant : biologisation, machinisation et commercialisation de lhumain, mondialisation et ségrégation en sont les signes patents...
Certes Attac, Motivé-e-s, les antimondialistes, etc, sont des signes que la protestation du sujet contre sa dissolution dans la masse nest pas morte ni vaine. Mais la conférence de Durban, pour ne prendre quelle, na pas su donner un signe fort aux victimes du système, puisquelle a subordonné sa réaction à ce que la politique du plus fort pouvait tolérer. Il ne sagit pas dassimiler le sionisme au racisme, mais de dénoncer ce quil y a de raciste dans le traitement des Palestiniens par lEtat israélien : ce que dailleurs les manifestations de soutien au gouvernement dAriel Sharon (Shabra et Shatila...), également visibles à la télévision, ne se privent pas de revendiquer aux cris de " morts aux arabes " et autres qualificatifs plus directement racistes encore.
En ne le dénonçant pas, la communauté européenne elle-même a-t-elle sauvé " quelque chose ", comme on dit, ou sest-elle privée, avec les autres, de toute légitimité, de toute autorité, pour dénoncer et combattre le racisme partout où il est : éventuellement chez les palestiniens eux-mêmes et dans les pays dits arabes... Et pour cela, encore aurait-il fallu avoir le courage de montrer le racisme du doigt plus clairement dans le monde occidental !
Le racisme nest quune conséquence logique de certains aspects de la démocratie formelle. Elle pose légalité des sujets entre eux et se sert de cette égalité pour la mesurer au détail. Comment faire une communauté avec des " clones " juridiques ? En faisant valoir dans le réel la différence que la démocratie au service du libéralisme efface : Lautre, létranger, me renvoie le négatif de ma propre identité ; je ne sais pas qui je suis sauf que je ne suis pas comme lui ; en prime il se propose comme le responsable de tous mes maux (ce qui fait ma souffrance ici se traduit sûrement par ce qui fait sa jouissance là-bas !).
Sans doute convient-il daffirmer fort lirréductibilité de chacun à chacun (et à lui-même...). Comment trouverai-je à loger ma propre altérité que jignore dans un mode qui nest même pas capable de lui faire une place là où elle se voit ? Se battre contre le racisme, cest se battre pour un monde plus viable non seulement pour lAutre, mais pour chacun ! Plus on pourchasse la singularité (tolérance zéro !), plus elle est démunie et offerte à une violence encore plus terrible de la part de ceux qui ont le pouvoir : ainsi sont créées les conditions dune violence plus grande encore chez ceux chez lesquels on prétendait léradiquer par la force. Leur singularité est mobilisée pour la violence quand elle pouvait lêtre pour la recréation du lien social !
La science a dénoncé comme illusoire les rationalités mythiques, religieuses, voire (hélas) philosophiques. Les Lumières promettaient une amélioration de la vie proportionnelle à la plus grande rationalisation du monde. Ce beau projet a accouché du post-modernisme du fait même de lévolution de la science : non seulement parce que sa propre rationalité est affectée jusquà lincertitude, mais en raison de ses prétendus progrès techniques de la bombe atomique aux armes qui en décuplent la puissance meurtrière aujourdhui, des camp de concentration aux génocides scientifiquement programmés, des épizooties de vaches folles au sang contaminé, de la mise imprudente des OGN sur le marché aux conséquences des inventions encore à venir, etc.
Il en découle pour notre temps une faillite de toute figure dautorité. Le capitalisme croyait avoir pris la relève au nom de la seule rationalité supposée tenir, la rationalité économique. Du coup, peu importe que les gens se plient ou non aux diktats du capitalisme, puisquil a raison par définition, il serait la raison des choses. Il est presque " gaguesque " de voir les autorités danoises démultiplier les référendums pour lentrée du pays dans la zone Euro afin dobtenir un résultat électoral positif, dont on sait davance que la seule chose à quoi il mettra fin, cest à la série des référendums ! Si la réponse est " oui ", on ne revotera plus. " On " tient ce quil veut !
Si, échaudés, les peuples nadmettent pas lautorité du discours économique parce que sa rationalité ne fait aucune place à la singularité et se désintéresse du sens du monde (autrement que pour laisser croire à la main divine derrière léquilibre des échanges annoncé comme future terre promise ou nouvelle version du grand soir) ? Ce scénario est désormais prévu. Gène a permis de le mettre à lépreuve. Le pouvoir se substitue à lautorité du discours pour imposer par la force sa solution. Cest pourquoi, face à la faillite de lautorité, les extrémismes de droite comme de gauche, mais aussi les libéraux, mettent-ils leurs espoirs dans la restauration dun pouvoir fort seul jugé susceptible dimposer un " nouvel ordre mondial ".
Or, cest la plus grande puissance du monde qui vient dêtre frappée par des moyens dérisoirement non militaires à elle empruntés ! La faiblesse des Etats Unis (comme puissance militaire, économique et idéologique, et non comme peuple), cest de se croire invincible et de traiter inhumainement leurs ennemis ; cest de soutenir un ordre national et mondial bâti sur lexclusion du singulier, le refus de lautorité du moindre discours autre quéconomique ; cest de sen remettre au primat du pouvoir. Ce qui aurait pu faire sa force aurait été de savouer tel quen lui-même, dinterpréter sa position réelle, avant la démonstration terroriste.
Le terrorisme est ici destruction de lhumanité parce que le sujet ce peut être nimporte qui et aucun état , ne trouve aucun lien social, aucun discours pour laccueillir, et quil ne simagine plus que comme bombe vivante (envers cruellement ironique de linutile peine de mort) qui na dailleurs rien à revendiquer ! Même le nazi pouvait démontrer sa fidélité à Hitler, du courage au combat, de la foi dans des idéaux certes contestables, une logique dans le génocide inouï, et de la dignité devant sa propre mort ! Et le kamikaze avait un code dhonneur jusquà ne viser que des cibles militaires.
Non, New-York, Waschington, Pittsburg, ne constituent pas un nouvel Pearl Harbor. Avec lexclusion, par lhumanité qui a le pouvoir, de ce qui confère à chacun sa valeur inestimable, lhumanité se condamne à mort elle-même : il y va ainsi, avec cette irruption ravageante, de la fin de la séquence qui complète la séquence et interprète le capitalisme, complété de son négatif terroriste, comme un crime de lhumanité contre lhumanité.
Puisse lhumanité en tirer les conséquences : rendre à la singularité sa place et leur responsabilité aux sujets ; offrir des conditions dignes de vie à chacun... et les moyens de peser sur la vie politique. Seule la restauration de lautorité du discours permettrait la reprise du débat et pourrait conduire à un pacte citoyen élargi au delà des frontières nationales. Cest la seule voie qui permette dorganiser la perte du pouvoir au profit de lautorité du discours, construite par le débat lui-même seule alternative à mes yeux à la guerre qui sannonce.
Les conditions du terrorisme seraient ainsi partiellement levées, les sujets en situation difficile auraient chance dêtre détournés de la tentation terroriste et engagés dans la même construction dun monde habitable, gérable, par eux avec dautres. Et si malgré cela dautres terroristes frappent, nous saurions quel monde nous avons à défendre parce que nous en serions réellement partie prenante, nous serions unis dans cette action, parce que déjà au travail de trouver la solution pour faire face à la " bête immonde ". Et pour lui faire face par dautres moyens quune guerre plus terrible encore que celle que nous voulons ainsi éviter et quelle nous promet...
Toulouse le 12 septembre
CHANGER LE MONDE, MAINTENANT !
Marie-Jean Sauret
Michel Serres compare lexplosion à celle dHiroshima, pour indiquer quelle marque le début dune nouvelle période, comme lusage de la bombe atomique a changé notre rapport au monde. Sans doute, mais il y a plus : ces attentats sont la réplique et non la répétition dHiroshima. Non pas la réplique sismique, mais celle qui revient de londe de choc dans lhumus humain, comme dirait Lacan. Comme je lécrivais précédemment, ce coup est le complément du crime contre lhumanité commis par lhumanité dans le fait même du discours capitaliste.
Non, les américains ne paient pas pour leurs crimes. Dabord, parce que ce ne sont pas les auteurs de la politique américaine ni ses agents qui payent, mais " le peuple ". Il est certes loisible dépiloguer sur le fait que ce sont néanmoins les électeurs des responsables politiques. Ce qui suggère une remarque : la faiblesse de la participation des américains aux élections pèse lourd dans la conduite des affaires du monde abandonnée à quelques uns, de même que labsence de soutien aux alternatives au traditionnel duo que jouent les Républicains et les Démocrates. Lindifférence en matière politique confine quasiment au crime !
Les Etats Unis payent parce quils sont le symbole du capitalisme triomphant, cest-à-dire cynique, destructeur, sans pitié, dont ils se veulent à la fois la force de frappe, le gendarme, le leader... Ils se présentent comme le pouvoir invincible et se sont désignés ainsi comme cible. Mais ils ne sont que le paratonnerre : cest contre le discours capitaliste, que le coup est frappé, cest-à-dire contre le discours dont participent tous les pays modernes. Le coup, je le répète, relève de la logique du discours capitaliste.
Les victimes ? Peu importe leur religion, leur age, leur sexe, quelles soient civiles ou militaires, quelles soient blanches ou noires, quelles soient protestantes, catholiques ou musulmanes. Il ny a pas de victimes innocentes de la part de celui qui identifie lhumanité au mal capitaliste (dont il ignore procéder) et quil entend détruire en se détruisant avec sans reste ! Logique usage de lhumanité comme moyen, comme objet quand le discours capitaliste a préparé le terrain en ravalant les sujets à des équivalents des objets supposés les compléter : si une voiture, un ordinateur, comblent un manque chez moi, cest que je suis de même nature quun objet manufacturé. Du coup, lhumain est assimilé aux autres objets réellement manufacturés, ou matières premières dont le capitaliste est supposé jouir. Si les peuples du tiers-monde sont utilisés comme chair à canon ici, comme chair à pâté là, comme vivier ailleurs, cest-à-dire comme moyen ou ressource du capitalisme, cet usage oublie que tout coup porté contre lhumanité de quelquun a fortiori avec la bénédiction ou la complicité de la première puissance mondiale - est un coup porté contre lhumanité entière.
La première puissance mondiale a été déjouée parce quelle pensait que les moyens démesurés de la technoscience ne laisseraient pas passer une souris dans les mailles de ses filets. Que nont-ils lu La lettre volée dEdgar Allan Poë ? Chercher dans les lieux les plus compliqués néglige ce qui est négligemment posé sur la table, retourné. Mais le possesseur de larme du crime, de la marque qui le désigne comme assassin, est changé par cette possession, lui-même transformé en objet... porteur de son message de mort jusquà la mort afin quil parvienne à son destinataire... " Une lettre parvient toujours à destination " (il faudrait développer ce point). Mais elle a été inscrite par le discours capitaliste lui-même : et cest là où il ne veut pas chercher le coupable !
Le drame a-t-il quelque chance déclairer nos gouvernants sur la logique dans laquelle nous sommes, à laquelle il obéit et quil révèle à la fois ? Nous pouvons le souhaiter. Nous devons surtout travailler à ce quil en soit ainsi. Car pour linstant, les autorités américaines se redressent avec le même discours que celui de lanonyme agresseur : " Nous sommes le bien, ladversaire est le mal, cest la guerre ! " Non, la lutte finale du bien contre le mal, cela sappelle lapocalypse : elle appelle en effet la destruction de lhumanité. Cest une leçon dont Freud discutait avec Einstein à la veille de la seconde guerre mondiale : les pulsions de destructions ne peuvent être éradiquées sans éradiquer du coup la civilisation elle-même ; elles doivent être enrôlées au service de la construction de la même civilisation.
Une riposte violente pour éradiquer la violence ne ferait aujourdhui que poursuivre avec la violence, une violence plus grande encore, détournée du service quelle pourrait rendre à lhumanité. Poursuite du crime de lhumanité contre elle-même, crime qui mérite, oui, la tolérance zéro sous toutes ses formes ! Tolérance zéro au capitalisme!
Alors, quelle riposte ? Certes les auteurs qui nétaient pas dans les avions doivent être punis, et le crime empêché, doù quil provienne. Mais la seule riposte serait celle qui extrairait les sujets du tas de marchandises dont le capitalisme poursuit le commerce, celle qui rendrait à chacun la responsabilité de ses actes, celle qui lui permettrait de peser, par la discussion, sur la vie politique passé les élections, celle qui mobiliserait les capacités de création de chacun (combien faut-il mobiliser de violence pour faire uvre créatrice !) pour donner à chacun une vie digne économiquement, culturellement, politiquement... Mettons toutes nos énergies à réduire la faim, les injustices, la pauvreté, le racisme. Faut-il évoquer le sort des palestiniens plus que celui des Chiapas et autres Tchétchènes ?
Nombreux sont ceux qui nont pas attendu la présente catastrophe pour inviter le capitalisme à s'amender lui-même, dAttac à Motivé-e-s, en passant par les chercheurs en guerre contre la biologisation de lhumain, contre son exclusive machinisation cognitive... Il est urgent et nécessaire de faire linventaire de ses positions. Gagneront-elles en audience ? Elles témoignent en tout cas que nous ne sommes pas sans possibilité daction. Sommes-nous prêts à nous lancer dans une nouvelle ère en expérimentant les solutions déjà pensées et discutées ici ou là ? La décision dépend de chacun, de ce chacun que le discours capitaliste paralyse avec la suggestion de la pensée unique, avec laffirmation selon laquelle seule tiendrait la rationalité économique, et que de toute façon le pouvoir veille sur nous... Nous savons aujourdhui quil aurait mieux fait de veiller sur lui !
Bref, il nest quune riposte, qui rendrait les Etats Unis et nous mêmes dignes de lhumanité dont nous avons hérités : changeons le monde, maintenant !
Toulouse le 13 septembre 2001